vendredi 14 avril 2023

La foire du livre

La foire du livre



Un objet-livre serait-il un simple « petit parallélépipède tombeau » selon le mot de Stéphane Mallarmé ?


La revue Poezibao écrivait : « Le livre comme objet poétique résiste à l’accélération de la perception électronique, relie à une intemporalité du geste humain de lecture et écriture sur support lent entouré de silence. Il peut être hybride dans le livre d’artiste, ou garder une douceur dans une persistance rétinienne de sa forme idéalisée. »


    

En 2023, le Salon international du livre est-il encore un titre approprié ? Foire du livre ne conviendrait-il pas mieux ? On a préféré au mot morgue les termes salon funéraire tant notre époque aime à mentir. Alors à salon du livre, je préfère foire du livre.
Les médias à la mémoire aussi rapide que volatile, les réseaux internet, les téléphones ou les tablettes, réduisent le prestige et le domaine économique du livre. Pour contrecarrer le phénomène, le remède abondance ad nauseam est apparu. Le bestseller dûment empilé en tête de gondole à la super-librairie-épicerie de Québec, Paris, Frankfort ou Bruxelles fera aussi la rengaine des radios, des chroniques et des cahiers culturels. Personne n’échappe au compresseur de l’économie triomphante. Même si on vous fait croire que vous êtes les invités privilégiés d’une fête sur des mètres carrés dans un palais qui n’a plus rien des contes des mille et une nuits. 

Les Salons actuels du livre ne redonnent pas au livre cette aura esthétique – qu’évoquait Walter Benjamin – perdue dans une certaine reproduction industrielle appauvrissante des œuvres d’art. 

Force est de constater combien il n’en est rien. Peut-on utiliser les mots « invasion » ou « virus » littéraires ? plutôt que rentrée littéraire voire plaisir littéraire ? On cherche la photo des heureux élus du tiroir-caisse sur Facebook ou à tout le monde en parle
La fantaisie est devenue un culte à la grandeur de la planète. Les livres de cuisine, les livres de chefs en cuisine ou en musique sont monnaie courante. Une eucharistie partagée par tant de jeunes et moins jeunes que nous devrions nous en inquiéter ? Lire à tout prix, lire dans une impasse médiatisée où il n’y a pas d’issue, où l’imagination est donnée, non pas générée, est devenu une parodie. L’oubli (la mort?) d’une littérature « classique », celle que la nouvelle génération a déjà enterrée, parce que l’important c’est, non pas réfléchir et se questionner, mais de se désennuyer, d’oublier le réel, de s’amuser à bon compte. Cette vérité toute relative n’est-elle qu’un produit fabriqué à la chaîne, destiné à être vite consommé ? Est-ce une imposture ? Non. Il y a encore de très belles surprises. C’est peut-être notre libraire préféré qui nous les recommandera ou le hasard d’une déambulation en bibliothèque.

J’ai aimé lire et observer les plans de l’ingénieur Augustin Mouchot, de l’architecte Claude-Nicolas Ledoux. J’ai puisé dans l’héritage des livres de recettes de cuisine, l’almanach de grand-père, les romans de la Comtesse de Ségur et ceux de Victor Hugo… et tout –devant moi- était ouvert vers la découverte attentive du monde. J’aime encore la sensualité du papier feuilleté dans la solitude, l’odeur de l’encre sèche, du carton d’emballage, l’ascétisme de la page d’un premier chapitre, la table des matières prometteuse. 
J’aime le livre résistant à l’accélération consumériste, au brouhaha des annonces et qui offre une sorte de pause intemporelle et silencieuse, voire initiatique, à nos gestes de lecteurs ou de scripteurs. Apprivoiser tel livre, en faire son livre de chevet, remettre en question le pacte de lecture et exalter les langues d'auteurs appréciés. Anne Hébert, Herman Hesse, Luis Borges, Elsa Morante, José Saramago, Philippe Claudel…

Mes auteurs préférés seraient-ils présents au Salon que je n’irais pas faire la file pour les rencontrer, obtenir une signature, un sourire mécanique,  un « vous vous appelez comment déjà? ». 
Je les lirai dans la tranquillité, je les partagerai avec des amis, sans doute j’en rêverai à la nuit tombée…

Dans les domaines de moins en moins commerciaux du livre de création et de poésie, on retrouve encore le livre comme un objet poétique rayonnant par l’audace de ses créateurs, de ses éditeurs et par sa diffusion provisoire. Est-ce le dernier bastion d’une littérature qui ne tient plus qu’au fil ténu et idéalisé qu’entretiennent, dans leur rapport au monde, quelques hommes et femmes ?

Marion Cohen




 En français, l'apparition du syntagme « livre-objet » date de 1936 : c'est l'écrivain « casqué » Georges Hugnet qui baptise ainsi ses créations livresques qu'il vend dans sa librairie appelée justement Au Livre-objet.

  Selon l’auteur, l’ « aura sacrée », qui était propre de l’œuvre d’art, tenait à ce qu’elle se révélait comme « l’unique apparition d’une réalité lointaine », « unique marquant l’instant de grâce de la rencontre ? Comme dans la mémoire involontaire de Proust ?, et lointaine marquant sa transcendance; mais les techniques de reproduction modernes révolutionnent la fonction de l’art, remplaçant l’unique existence par l’existence en série, offerte en spectacle aux masses et reproductible à volonté… Walter Benjamin, Essais II, traduction Maurice de Gandillac.


 Je pense notamment aux éditions de l’Écume (Québec), de l’Écrou (Montréal), La Peuplade (Saguenay).


 M. Cohen a obtenu un master à l’université libre de Berlin et travaille actuellement pour une compagnie de pâtes et papiers.


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